Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

31 août 2005

Le lion rouge, la grand-mère et l'enfant

L’histoire que je vais vous raconter, c’est une histoire très ordinaire. D’abord elle se passe à Venise - un lieu connu, Venise; des centaines de milliers de pieds de touristes y vont chaque année, des centaines de milliers de bouches de touristes en parlent : ça pue, c’est sale, c’est vieux, c’est bondé, y a rien que des vitrines; et on attend des heures pour entrer dans la basilique, et encore autant pour le palais des doges; et on se fait voler, et on paie une fortune pour un cappuccino sur la place Saint-Marc.

Vous ne suivrez jamais ces pieds-là, j’espère…; et certes vous écouterez gentiment, avec un petit sourire discret, la complainte des pauvres visiteurs qui en un jour ont bien vu et tant aimé Venise et ses gondoles - mais vous aurez des doutes.

Vous irez à Venise, à votre tour, seul ou en belle compagnie, en partie pour rendre visite aux deux lions rouges de la piazza (n’allez pas la manquer, il n’y en a qu’une). Deux vieux lions fatigués, sereins et patients comme la pluie. Qui ne sauraient prétendre garder la place, tellement ils ont l’air inoffensifs. La preuve qu’ils le sont vraiment, c’est qu’ils ne font même pas mine de vouloir chasser les pigeons. Non; ils regardent, ils attendent, ils écoutent, ils supportent. Les enfants les aiment, et tous les jours il y en a des dizaines qui leur grimpent sur le dos. Ils se laissent faire. Ils en ont vu d’autres.

C’était un après-midi. J’avais beaucoup marché. J’arrivais je ne sais d’où, étourdie de soleil et de solitude, émergeant du silence. Sur la place, d’abord les violons, une clarinette; un piano. Deux airs, trois airs à la fois. Ensuite les pigeons. Et puis la rumeur d’un millier de voix. Une euphorie de lumière, de musique et de plumes, un envol jusqu’au sommet du campanile, et l’œil qui se pose enfin sur les blancheurs de la basilique. La joie. Comme on est grand et libre et puissant sur la place, quand on s’avance au beau milieu!

Les lions sont au bout, un peu à l’écart. J’aime à caresser au passage leur flanc usé, luisant, doux au toucher, à leur télégraphier un mot d’amitié, d’encouragement : Dieu sait combien de temps ils ont encore à rester là. Je leur souhaite des enfants bien élevés, qui s’asseoient sur eux bien sagement et ne leur donnent pas de coups de pied. Mais qu’est-ce que je sais de leur vie? Est-ce que je sais seulement s’ils s’ennuient ou s’ils s’amusent de nous voir passer? Est-ce que je sais où ils vont la nuit, pour dormir?

Ce jour-là, seul le lion de gauche était occupé. Un garçon aux cheveux blonds, huit ans peut-être. Tranquille en apparence. Un rien de distingué. En fait il n’était plus sur la place, mais très haut, très loin, à galoper dans les nuages, vers les étoiles. Explorateur ou conquérant; un regard de rêveur, de visionnaire. Le lion n’aurait pu souhaiter cavalier plus heureux ni plus digne. Le garçon n’était pas seul. Derrière le lion, debout, se tenait la grand-mère, svelte dans sa robe bleue, une main légère sur l’épaule du petit le protégeant dans ses aventures, le rappelant au monde d’en bas. Elle aussi était ailleurs. Mais dans quelle affligeante contrée de chagrins, deuils et déceptions, je serais bien incapable de le dire…; et d’ailleurs je ne voudrais pas l’y suivre.

Line Gingras
Québec

Pauvre lion... : http://www.jwoodhouse.co.uk/venice/venice131.htm

Les commentaires sont fermés.