01 octobre 2006
À l'épicerie
J'aime marcher le soir dans la ville. Dans la pénombre des rues tranquilles, les grands arbres étendent leurs bras amis. Les nuages, invisibles à cette heure, ne manquent à personne. Je tourne à droite dans la Troisième Avenue, commerçante; il y a du monde. Quelques groupes s'attardent aux terrasses encore ouvertes. D'avance, ils bravent l'hiver...
À l'épicerie je laisse mon chariot à l'entrée, où l'on dépose les boîtes pour les livreurs; et l'aventure commence.
Les prunes bleues sont très belles et c'est enfin la saison du raisin muscat. Je prends des pommes, des bananes, du fromage, du pain... Je viens de choisir une boîte de céréales lorsque tout à coup un grand bonhomme à bandeau, qu'on dirait frais descendu de sa motocyclette, se plante devant moi. Il a un énorme sac de carottes et l'allure presque menaçante : «Vous connaissez ça, le jus de carottes?»
Je dois avouer que oui, j'y ai déjà goûté. «C'est bon? On m'a dit de mettre du céleri...» Je l'assure que le céleri n'est pas indispensable, que pour ma part j'aime bien le jus de carottes sans rien d'autre. «Je devrais pouvoir me faire du jus de carottes, avec mon blender?» Je n'y connais pas grand-chose, et je n'ai jamais essayé, mais pourquoi pas? «Hier soir, j'ai coupé des oranges, je les ai mis dans le blender, et ç'a très bien marché. Je devrais pouvoir faire pareil avec les carottes? Je vais les couper en long et les mettre dans le blender?» Je suppose que ça ira. «Je l'ai payé une piastre, hier, mon blender, dans un marché aux puces»; enfin, brandissant le gros sac d'un air de triomphe : «Et ça, une piastre et quarante!»
En voyant son sourire de petit garçon, je me dis que la vie, pour une fois, lui aura fait un cadeau.
Line Gingras
Québec
03:50 Publié dans Le billet du dimanche | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Québec
Commentaires
Trois québécismes : piastre, blender et... chariot (un Français aurait écrit Caddie). Ah ! et le tour “et quarante” en sous-entendant les centimes, est-ce la forme la plus répandue ?
Écrit par : Dominique | 01 octobre 2006
Oui; pour «un dollar quarante», nous disons soit «une piastre [«piasse»] et quarante», soit «une et quarante». Les cents sont toujours sous-entendus, sauf bien sûr si la somme est inférieure à un dollar. Et il n'y a pas longtemps, tout le monde ou presque disait encore «trente sous» au lieu de «vingt-cinq cents», j'ignore pourquoi...; ça m'intriguait beaucoup lorsque j'étais petite. Je dois dire aussi que «cent», la pièce de monnaie qui représente le centième du dollar, se prononce «cenne»; si l'on a oublié son argent chez soi, on dira souvent : «J'ai pas une cenne.» Dans ma famille, on aurait dit autrefois, pour signifier son refus de donner de l'argent à quelqu'un : «J'y donnerais pas une vieille cenne nouère.»
Écrit par : Choubine | 01 octobre 2006
Il y a trois formules (je francise les cents que j'entends encore parfois, mais plus rarement) :
* un euro et quarante centimes ;
* un euro quarante ;
* un quarante.
Mais on n'a pas un : un et quarante.
La dernière n'est vraiment pas du tout claire pour ceux qui ne sont pas habitués et je vois des touristes étrangers hésiter, regarder longuement la fiche ou l'écran. Et c'est là que je me dis que c'est vachement tordu de vouloir imposer comme examen de connaissance de la langue à des immigrés le fait de rendre la monnaie parce que tout dépend des usages (mais je parle là de la France).
Écrit par : Dominique | 01 octobre 2006
Héhéhéhé, bon j'ai donc les définitions de piastre, chariot (bien qu'en ce domaine j'avais bien interprété) et le "et quarante" mais je ne sais pas ce qu'est un blender, j'imagine un robot ménager.
Sinon j'aime bien l'histoire, j'aime assez les gens simples.
;)
Écrit par : Alérion | 02 octobre 2006
On n'imagine pas se faire interpeler (et assez brusquement, on dirait) par un "gars à bandeau" à propos de recette de jus de carottes! Qu'il a été drôle d'agir ainsi. Et depuis quand un gars qui fait de la moto (ou qui semble en faire) boit du jus de carottes? Même moi, je n'en bois pas!
Puis je me dis que mettre des carottes au blender, ça donne une purée grossière de carottes, pas du jus. Le pauvre! J'espère que son expérience s'est bien terminée! :)
Écrit par : Caroline à Londres | 02 octobre 2006
Merci, Alérion. Il était tellement ravi, mon inconnu de l'épicerie... J'espère que son appareil va lui durer longtemps.
Ah, Caroline, ton commentaire vient de m'arriver! Ma rencontre a été quelque peu surprenante - non, ce type n'avait pas l'air d'un éventuel amateur de jus de carottes -, mais nettement plus agréable que la tienne dans les rues de Londres.
Le «blender», en l'occurrence, doit être une centrifugeuse (en fait, nous dirions chez nous une «machine à jus»). Du moins, je l'espère pour mon inconnu..., que je me plais à imaginer en apôtre du jus de carottes auprès de ses «chums».
Écrit par : Choubine | 02 octobre 2006
Sympa en fait, cette rencontre avec un amateur de jus de carottes ! Pour moi, un "blender" est tout simplement un mixeur... Mais bon, j'suis pas sûre que ce soit la vraie traduction !
Écrit par : Bailili | 02 octobre 2006
La banque de terminologie du Bureau de la traduction et le «Grand dictionnaire terminologique» donnent comme équivalent «mélangeur». J'ai bien peur que ce genre d'appareil ne convienne pas pour le jus de carottes... Mais reste à savoir - et nous ne le saurons pas - quel machin mon interlocuteur avait au juste en sa possession! En tout cas, il avait obtenu de bons résultats avec des oranges.
Écrit par : Choubine | 02 octobre 2006
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