10 mai 2010
Dépenses somptueuses, dépenses somptuaires
Dépenses somptuaires; dépenses somptueuses; dépense somptuaire; dépense somptueuse.
- L'avocat qui représente la FTQ-Construction dans la présumée fraude de l'ex-directeur général Jocelyn Dupuis serait lui-même mêlé aux dépenses somptueuses de l'ex-syndicaliste, a appris Le Devoir. (Kathleen Lévesque, dans Le Devoir du 4 mai 2010.)
Mardi 4 mai, 16 h, on sonne, j'ouvre d'en haut : ce beau jeune homme sympathique qui grimpe l'escalier, c'est le photographe du Devoir à Québec, Yan Doublet; je fais partie de la cinquantaine de lecteurs dont on va tracer le portrait au cours de l'année, pour marquer le centenaire du journal. (Les articles de la série, intitulée « Le Devoir, c'est moi », sont publiés tous les lundis.) Déjà, il y a quelques semaines, Pauline Gravel m'a appelée pour l'entretien téléphonique; aujourd'hui, on s'occupe de la photo – et je ne sais lequel aura eu la tâche la plus ardue, de la rédactrice devant tirer des propos sensés de mon bafouillage ou du photographe chargé de présenter ma bouille, désespérément non photogénique.
Un détail important complique le travail de monsieur Doublet : abonnée à la version électronique, je ne lis Le Devoir qu'à l'ordinateur; la photo doit être prise dans mon bureau. Mon visiteur se sert d'un miroir (normalement accroché au-dessus de l'évier de la cuisine), essaie plusieurs angles; relève un abat-jour qui gêne, place et déplace des dictionnaires pour équilibrer les couleurs. À l'écran, le site du Devoir semble un peu austère; nous utiliserons la version pdf, beaucoup plus colorée. Et là, tandis que nous causons agréablement pendant la prise de nouveaux clichés, je m'interroge sur le chapeau et la première phrase de l'article de madame Lévesque : des dépenses somptueuses, est-ce correct? Ne dit-on pas plutôt somptuaires? Justement, j'ai la main droite sur le Multidictionnaire; les doigts me démangent... Monsieur Doublet parti, je vais tirer cette question au clair.
D'après le Petit Robert, somptueux signifie « qui a nécessité de grandes dépenses » et, par extension, « qui est d'une beauté coûteuse, d'un luxe visible extrême ». J'ai relevé les exemples suivants dans les ouvrages consultés :
Une réception, un cadeau, un décor, une fête, un dîner, une résidence, un palais, des demeures, des vêtements, des étoffes, des tapisseries, un train de vie somptueux.
De toute évidence, on ne saurait parler de dépenses somptueuses. Qu'en est-il de dépenses somptuaires?
L'adjectif a voulu dire autrefois « relatif aux dépenses ». Par la suite, sous l'influence de somptueux, il a connu des glissements de sens, si bien que l'expression dépense somptuaire est admise sans réserve dans le Lexis (1977), avec la définition « dépense excessive, purement destinée au luxe » :
Dépense somptuaire et voluptuaire. (Valéry.)
Cet emploi est souvent considéré comme un pléonasme, en raison du sens premier de l'adjectif. L'Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain, publiée en 1972, fait cependant observer : « L'expression dépense somptuaire [...] signifie "dépense excessive faite pour acquérir des objets de luxe, des objets superflus". Elle a été blâmée par les puristes comme constituant un pléonasme affreux. Il n'en reste pas moins que somptuaire amène avec lui l'idée de luxe, de superflu qui n'est pas dans dépense et l'idée de dépense excessive qui n'est pas dans somptueux. »
L'expression dépense somptuaire est condamnée par Thomas, Girodet, Berthier et Colignon. Marie-Éva de Villers signale qu'elle est critiquée, mais courante; Hanse et Blampain paraissent la déconseiller, tout en reconnaissant qu'elle est attestée chez d'excellents écrivains.
Je lis dans le Dictionnaire historique de la langue française de la maison Robert : « Par confusion avec somptueux et parce que les lois somptuaires s'appliquaient aux dépenses de luxe, l'adjectif s'emploie aujourd'hui pour "de luxe", par exemple dans [...] dépenses somptuaires, courant malgré les critiques des puristes contre cette extension. »
Le Trésor de la langue française informatisé donne de « luxe » la définition suivante : « Pratique sociale caractérisée par des dépenses somptuaires... » (C'est moi qui souligne.)
Il me semble qu'il ne faut pas être plus catholique que le pape. Bien entendu, on peut parler, selon le contexte, de dépense excessive, exagérée, fastueuse, de prestige, d'apparat. Mais s'il faut refuser dépense somptueuse, je suis d'avis qu'il convient d'accepter dépense somptuaire :
L'avocat qui représente la FTQ-Construction dans la présumée fraude de l'ex-directeur général Jocelyn Dupuis serait lui-même mêlé aux dépenses somptuaires de l'ex-syndicaliste, a appris Le Devoir.
Line Gingras
Québec
« Des festins pour l'avocat de la FTQ-Construction » : http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/288312/des-festins-pour-l-avocat-de-la-ftq-construction
« Le Devoir, c'est moi - Exercice linguistique pour passionnée des mots » : http://www.ledevoir.com/societe/medias/288693/le-devoir-c-est-moi-exercice-linguistique-pour-passionnee-des-mots
07:12 Publié dans Cultiver le doute | Lien permanent | Tags : langue française, journalisme, presse, médias